Di Tella en los medios
Le Grand Continent
17/09/21

Le Mercosur peut-il se désintégrer ?

Por Juan Gabriel Tokatlian y Bernabé Malacalza

Juan Gabriel Tokatlian, vicerrector UTDT y profesor de las Licenciaturas en Ciencia Política y Gobierno y en Estudios Internacionales, y Bernabé Malacalza, profesor de los posgrados en Estudios Internacionales, escribieron sobre las perspectivas para el Mercosur.



Le terme « désintégrer » a, selon le dictionnaire, plusieurs acceptions. L’une d’elles signifie détruire complètement ; une autre, perdre la cohésion et la force. La notion de désintégration renvoie donc à une perte et à une destruction. Dans la discipline des relations internationales, la désintégration est, en général, peu étudiée : elle est considérée comme une anomalie et est, bien entendu, indésirable. Pour les finalités de cette analyse, il est supposé que la désintégration n’est pas seulement l’antithèse de l’intégration, mais représente le déclin d’une manière de concevoir et de mettre en œuvre des politiques communes et partagées, sur un large éventail de questions, entre des États liés par un accord formalisé et institutionnalisé, dont le but principal est de configurer une communauté politique entre les parties. Dans ce sens, nous voudrions signaler le risque d’une éventuelle désintégration du Mercosur. Et en cela, la responsabilité la plus grande et la plus commune incomberait à l’Argentine et au Brésil.

Depuis le début des processus de démocratisation dans les années 1980 et avant la fin de la guerre froide, les deux pays ont assumé et revendiqué le mérite d’un partenariat stratégique. Que ce soit pour des convictions diplomatiques ou des raisons commerciales, reconnaissant la gravitation simultanée des valeurs et des affaires, l’intégration a été invoquée, justifiée et promue sous des gouvernements de différents signes idéologiques. Aujourd’hui, la grande initiative sous-régionale de cet engagement bilatéral, le Mercosur, perd de son sérieux et est la source de divergences croissantes entre ses membres. D’année en année — et toute rhétorique mise à part — dans la pratique et en fonction de la situation nationale de chaque pays, les merco-sceptiques, les merco-obstructionnistes et les merco-contestataires ont augmenté. Que cela soit dû à la recherche de dividendes électoraux ou à des calculs géopolitiques extrarégionaux, à la suite de changements dans les structures productives locales, en vertu de croyances hyperidéologisées, le nombre d’acteurs qui remettent en question et méprisent l’idéal intégrationniste a augmenté. Dans la même mesure, les voix des merco-enthousiastes, des merco-pragmatiques et des merco-engagés ont été largement réduites au silence. Sommes-nous donc confrontés à un chemin inexorable vers la désintégration ? Est-il possible de tirer des leçons qui nous permettront d’éviter ce destin « darwinien », produit d’une combinaison d’inutilité et d’impossibilité ? Est-il possible de concevoir et de parvenir à un consensus sur un « autre » Mercosur qui dépasse son image agonisante ?

"Aujourd’hui, la grande initiative sous-régionale de cet engagement bilatéral, le Mercosur, perd de son sérieux et est la source de divergences croissantes entre ses membres"

BERNABÉ MALACALZA ET JUAN GABRIEL TOKATLIAN

La désintégration en théorie et en pratique

Il est nécessaire de faire le point sur le Mercosur, en tenant compte des éléments théoriques et empiriques, ainsi que des références historiques à d’autres organisations internationales qui se sont effondrées ou ont perdu leurs signes vitaux. Il convient de noter d’emblée que la plupart des recherches sur l’intégration régionale ont concentré leurs efforts pour tenter d’expliquer comment et pourquoi les États cherchent à s’intégrer. Les processus sont décrits dans une gamme allant de plus ou moins d’intégration, d’intégration versus non-intégration, ou de stagnation plutôt que de décomposition. En bref, l’étude des organisations vivantes et persistantes a été privilégiée par rapport aux organisations défuntes ou transitoires.

Cependant, compte tenu des énormes efforts déployés pour créer des organisations internationales et des bénéfices durables qu’elles génèrent, les États les abandonnent-ils ou les détruisent-ils ? L’internationaliste Mette Eilstrup-Sangiovanni a récemment publié une étude factuelle sur les résultats d’un total de 561 organisations intergouvernementales créées entre 1815 et 2006. Il est parvenu à une conclusion surprenante : leur taux de mortalité a été relativement élevé, les deux sur cinq environ ayant cessé d’exister. Quelles sont donc les conditions qui conduisent à la disparition des organisations intergouvernementales ?

Il y a deux thèses centrales. D’une part, il est avancé que les « morts » sont causées par des changements cruciaux dans les équilibres de pouvoir internationaux et des chocs politiques et économiques externes, qui réduisent l’utilité collective des États à adhérer aux institutions établies face à de nouveaux défis et dilemmes. D’autre part, il est avancé que les organisations intergouvernementales sont sujettes à la résiliation pour des raisons endogènes : lorsqu’elles ont un nombre restreint de membres, un champ d’action limité et une faible centralisation. Deux organisations à des moments historiques différents peuvent être examinées à cet égard. L’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est (SEATO en anglais), en vigueur de 1955 à 1977, est un cas qui illustre la première thèse. La seconde est clairement visible dans le cas de la Communauté andine des nations (CAN), créée en 1969 sous le nom de Pacte andin et qui est dans un état végétatif depuis 2006.

La phase actuelle de la crise du Mercosur est, en partie, différente et plus complexe. Progressivement et éloquemment, il y a une confluence de facteurs exogènes et endogènes qui agissent comme des causes inhibitrices — et finalement destructrices — du processus d’intégration. Le carrefour auquel le Mercosur est confronté aujourd’hui ressemble à une combinaison de ce qui s’est passé avec la SEATO et la CAN. Comme l’a considéré un jour l’internationaliste Stephen Walt, la question centrale devrait être : pourquoi les partenariats stratégiques échouent-ils ou s’effondrent-ils ? L’explication proposée par l’auteur intègre le pouvoir stratégique, matériel et symbolique, ainsi que des éléments politiques et socio-économiques. Les causes sont alors identifiées comme relevant de facteurs exogènes (changements dans la perception des menaces et baisse de la confiance mutuelle entre les partenaires), ainsi que de facteurs endogènes (conditions économiques, infrastructurelles et sociodémographiques, conflits internes, changements de régime politique et divisions idéologiques). Les causes exogènes renvoient à deux questions. Des changements dans la perception des menaces se produisent lorsque, à la suite d’un réarrangement de l’ordre existant ou d’une transition du pouvoir mondial, les membres d’une organisation décident de définir et de répondre individuellement aux contraintes et aux opportunités mondiales. Un exemple éloquent est celui de la Colombie et du Venezuela, qui ont choisi des alignements internationaux clairement opposés et ont, en fait, miné davantage l’intégration de l’accord andin qui a vu le jour à la fin des années 1960. Quelque chose de similaire pourrait se produire si, par exemple, dans le scénario d’un conflit accru entre les États-Unis et la Chine, l’Argentine ou le Brésil choisissaient de s’incliner devant l’une ou l’autre des deux puissances. En ce sens, les acquiescements respectifs enterreraient la convergence stratégique et, avec elle, la composante de base de l’intégration.

"Des changements dans la perception des menaces se produisent lorsque, à la suite d’un réarrangement de l’ordre existant ou d’une transition du pouvoir mondial, les membres d’une organisation décident de définir et de répondre individuellement aux contraintes et aux opportunités mondiales"

BERNABÉ MALACALZA ET JUAN GABRIEL TOKATLIAN

Quels secteurs nationaux — civils et militaires, sociaux et économiques, politiques et intellectuels, partisans et médiatiques, étatiques et non gouvernementaux — pourraient faire pression en faveur d’un accommodement avec Washington ou Pékin ? Quelles forces intérieures dans les deux pays défendent, encouragent et valident encore un partenariat stratégique Argentine-Brésil ? Quelle est l’économie politique nationale et internationale — l’équation des gagnants et des perdants — qui pourrait conduire à une désintégration potentielle du Mercosur ?

L’affaiblissement et la perte de confiance surviennent à leur tour lorsqu’un ou plusieurs membres d’un projet associatif commencent à douter que les autres partenaires les aideront en cas de besoin. Un exemple est ce qui s’est passé avec l’ ASACR (Association sud-asiatique pour la coopération régionale) fondée en 1985. L’organisation n’a pas été en mesure d’organiser un sommet depuis 2014. La dernière a été organisée par le Pakistan, mais avec la montée des tensions après les attaques terroristes de Mumbai en 2016, l’Inde a boycotté les tentatives d’organiser un tel conclave. Ainsi, ils ne se sont pas rencontrés depuis sept ans et, pendant ce temps, le Pakistan a consolidé une relation très étroite avec la Chine, tandis que l’Inde a renforcé son rapprochement avec les États-Unis. Quels événements survenus au cours des deux dernières décennies — même avec des gouvernements d’orientation similaire en Argentine et au Brésil — ont pu créer un déclin significatif de la confiance réciproque à des moments clés ? Quelles questions — celles qui découlent du protectionnisme individuel, des obstacles bureaucratiques mutuels, des modèles de développement choisis, des positions sur les questions politiquement sensibles en Amérique du Sud, des positions dans les forums multilatéraux — ont pu progressivement fissurer la confiance bilatérale ? La culture d’amitié construite il y a plusieurs décennies est-elle en train de s’étioler ? Ce manque de confiance s’est-il installé dans le Mercosur et affecte-t-il désormais les quatre membres ?

Mercosur, avant et après

À ce stade, il convient de souligner que le Mercosur — établi en 1991 par le Traité d’Asunción — avait pour origine la combinaison antérieure d’une vocation coopérative et d’un esprit convergent face à l’intensification de la guerre froide. La déclaration de Foz do Iguaçu de 1985, qui a scellé l’amitié entre l’Argentine et le Brésil, était fondée sur les « intérêts supérieurs de la paix, de la sécurité et du développement de la région ». Cet accord a été le principal antécédent de la création, en 1991, du Système commun de comptabilité et de contrôle des matières nucléaires (SCCC) et de l’Agence brésilienne-argentine de comptabilité et de contrôle des matières nucléaires (ABACC), la seule agence binationale de garanties nucléaires au monde. En effet, la première pierre du Mercosur a été posée à Iguazú en 1985 et s’est ensuite concrétisée à Asunción en 1991.

L’ère de l’après-guerre froide, la démocratisation expansive de l’Amérique latine, l’interdépendance croissante entre les sociétés, la montée de ce qu’on a appelé le « régionalisme ouvert » et l’attente d’un nouvel agenda mondial ont constitué une toile de fond qui a facilité l’aspiration du Mercosur à l’intégration. À cela s’ajoute une combinaison de formules politiques et économiques qui a agi en faveur du processus d’intégration. Dans les années 1980 et même au début des années 1990, les dirigeants politiques de l’Argentine et du Brésil — avec le soutien actif de leurs sociétés respectives — ont cherché à se rassurer contre une éventuelle rechute dictatoriale. En ce sens, la paix et l’intégration économique étaient essentielles pour faciliter la réduction du rôle de l’armée, réduire les suspicions et générer des certitudes. De même, l’intensité de la crise de la dette et son impact social ont mis en évidence les difficultés à reconstruire un projet industriel viable dans un contexte national limité. Le pari commun du Mercosur a été d’aborder une situation potentielle de ce qui est connu comme le « décollage productif ». Cette voie serait suivie par un groupe assez important d’entreprises nationales et multinationales, qui créeraient ou renforceraient les chaînes de valeur régionales, comme dans le cas de l’industrie automobile, et donneraient de la densité au commerce intrarégional.

Quels changements exogènes et endogènes ont pu entraver ce processus, conçu dans un contexte d’après-guerre froide et stimulé par d’importantes convergences politiques, diplomatiques et économiques entre Buenos Aires et Brasilia ? Ces causes inhibitrices pourraient-elles conduire à l’effondrement de l’intégration ? Le phénomène structurel exogène qui aura le plus grand impact sur le lien entre l’Argentine et le Brésil et sur l’avenir du Mercosur est l’accélération de la redistribution du pouvoir, de l’influence et du prestige au niveau mondial, qui a deux protagonistes centraux : les États-Unis et la Chine. Les hauts et les bas du Mercosur au cours des deux dernières décennies ont été, en partie, conditionnés par les relations entre Washington et Pékin. Du début de l’administration de George W. Bush jusqu’au premier mandat de Barack Obama, les relations sino-américaines ont été dominées par un mélange de collaboration et de concurrence à des doses non identiques mais suffisamment équilibrées. Cela a permis un élargissement relatif des marges d’action individuelles et collectives de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay. À partir de la deuxième administration Obama, un changement progressif et important s’est manifesté après l’annonce de ce que l’on appelle le « pivot asiatique » en 2012 ; une stratégie diplomatique, économique et militaire plus affirmée qui visait à accroître la projection des États-Unis en Asie du Sud-Est et à encercler progressivement la Chine. Avec la présidence de Donald Trump, la composante du contentieux envers Pékin s’est aiguisée et s’est ouverte à de nouveaux domaines tels que le financement des infrastructures, la cybersécurité et les technologies de nouvelle génération. Cet héritage, avec quelques retouches et une rhétorique différente, est préservé et approfondi sous l’administration de Joe Biden. Cela n’implique pas la passivité, mais plutôt l’urgence de disposer d’une feuille de route aussi précise que possible pour faire face à un regain de tensions et à une rivalité accrue. Cela encouragera la tentation de s’incliner devant l’un ou l’autre, ce qui affaiblira à son tour l’autonomie des nations. Dans ce contexte, la logique du « chacun pour soi » sera sans doute le prélude à une plus grande dépendance individuelle et collective. Si l’Argentine et le Brésil acceptent cette logique, ils se retrouveront dans un « dilemme du prisonnier », dans lequel la coopération sera futile même si la coopération bilatérale serait la meilleure option pour faire face à un intense et délicat power shift (changement de pouvoir mondial).

"Les hauts et les bas du Mercosur au cours des deux dernières décennies ont été, en partie, conditionnés par les relations entre Washington et Pékin"

BERNABÉ MALACALZA ET JUAN GABRIEL TOKATLIAN

Qu’en est-il de l’Union européenne ?

En plus de cela, il y avait et il y a toujours un sentiment frustrant d’extrême lenteur dans les négociations et de retard dans la mise en œuvre effective de l’accord entre l’UE et le Mercosur. Entre le milieu des années 1990 et le début de l’année 2000 — date à laquelle les pourparlers ont commencé — l’espoir existait qu’une convergence entre les deux parties pourrait avoir une valeur stratégique potentielle dans le contexte de l’immédiat après-guerre froide. Cela était généralement perçu ainsi dans le Cône Sud, qui connaissait, dans l’ensemble, un tournant démocratique encourageant. Toutefois, au fil du temps, les priorités divergentes des deux côtés de l’Atlantique ont empêché de sceller un accord mutuellement bénéfique. À cela s’ajoute la perception de plus en plus répandue en Argentine, au Brésil, au Paraguay et en Uruguay depuis le début du XXIe siècle que, face à d’éventuelles avancées, l’UE élevait ses exigences et rendait improbable un compromis concret. Le référendum de 2016 sur le Brexit a ajouté un autre retard à la négociation UE-Mercosur. L’accord bilatéral a finalement été conclu début 2019 — 24 ans plus tard — à la suite de l’acceptation par le Mercosur d’un arrangement asymétrique présentant certains aspects favorables pour les quatre pays membres sud-américains. Non seulement le mécontentement a prévalu, mais la situation s’est aggravée en raison du manque d’inclination et de volonté, de la part de l’exécutif ou du législatif, de plusieurs États membres de l’UE de ratifier l’accord et des réactions en France, aux Pays-Bas, en Autriche, en Pologne, en Belgique et en Irlande ; pays qui se sont réfugiés, une fois de plus, dans des positions fortement protectionnistes.

Cette situation a été aggravée par de nouveaux doutes, principalement en provenance d’Europe. Avec le lancement du Pacte vert européen fin 2019 et la politique de la Commission européenne visant à promouvoir ses normes environnementales sous d’autres latitudes, la pression sur la politique de protection de l’environnement du Brésil s’est accrue, entraînant une paralysie et ouvrant des opportunités pour les acteurs ayant une grande capacité d’influence sur Brasilia. C’est le cas du secrétaire au commerce de l’administration Trump, Wilbur Ross, qui, en juillet 2019, a exhorté le président brésilien Jair Bolsonaro à éviter ce qu’il a appelé les « pilules empoisonnées » de l’accord UE-Mercosur, avertissant que cela pourrait empêcher un accord États-Unis-Brésil. Cette position s’est avérée paradoxale et regrettable, car c’est un troisième acteur (les États-Unis) qui avait tout à gagner de la paralysie de l’accord UE-Mercosur. En outre, le nouveau « bâton vert » de l’Union pourrait pousser certains secteurs du gouvernement brésilien à se désengager de ses partenaires sous-régionaux et à conclure des accords bilatéraux avec Washington, ce qui renforcerait une impulsion désintégrative latente dans le Mercosur.

Le groupe aura-t-il compris le coût de l’affaiblissement de l’intégration ? Prendra-t-il note des risques d’une lecture non sophistiquée du différend entre les États-Unis et la Chine et de l’avenir de la mondialisation ? Est-il possible que l’Europe soit une de ces forces centrifuges de plus qui influencent, indirectement et par inadvertance, en faveur de la dissolution du bloc ?

"Est-il possible qu’en ces temps, l’Europe soit une de ces forces centrifuges de plus qui influencent, indirectement et par inadvertance, en faveur de la dissolution du bloc?"

BERNABÉ MALACALZA ET JUAN GABRIEL TOKATLIAN

La conjoncture

Un autre facteur conjoncturel d’origine exogène affecte également le processus : la pandémie, comme un symptôme supplémentaire d’un monde plus entropique. Ilan Kelman, expert en diplomatie des catastrophes, souligne que ce type de diplomatie cherche à contenir et à réduire l’agitation générée par les grandes calamités. Ainsi, les catastrophes naturelles ou d’origine humaine pourraient générer de nouvelles incitations à la coopération. Le Covid-19 est une catastrophe majeure qui cause des dommages et des coûts énormes aux nations, notamment en Amérique latine. Cependant, le coronavirus n’a pas stimulé de « diplomatie du désastre » au sein du Mercosur. Jusqu’à présent, rien n’indique que ses membres envisagent une action combinée, conjointe ou collaborative sur la réponse pharmaceutique aux vaccins, sans parler de l’après-pandémie. En bref, il semble probable que, à moins d’un changement sérieux, l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay opteront pour un « jeu à somme nulle », c’est-à-dire qu’un joueur en bénéficiera au détriment des autres. Cela pourrait à son tour renforcer l’accent mis sur les effets délétères de la pandémie au niveau national, décourageant la collaboration de groupe sur les questions externes.

Parallèlement à cette fragilité face aux changements exogènes, le Mercosur traverse la période où la densité des liens économiques et commerciaux transnationaux est la plus faible de son histoire. Selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), le déclin du commerce intrarégional a commencé à se manifester de manière régulière à partir de 2011 et a été brusquement accentué par la croissance de la demande de produits primaires en provenance de la Chine, qui a, dans le même temps, contribué à l’accélération d’un processus de « priorisation » du profil d’insertion extérieure du bloc sud-américain. Face à cela, les pays du Mercosur n’ont pas généré de nouvelles conditions pour un redécollage productif basé sur des chaînes de valeur agro-industrielles ou des projets conjoints de diversification productive ; par exemple, dans le domaine des satellites, de l’espace et de l’énergie nucléaire, ainsi que dans celui de la biotechnologie, où tant l’Argentine que le Brésil ont des capacités et des antécédents reconnus. Au contraire, les dynamiques unilatérales et les croyances dogmatiques n’ont fait qu’augmenter lentement, décourageant les liens productifs dans la pratique, supprimant ainsi la possibilité de forger une coalition d’exportation pro-Mercosur et ouvrant la voie à des négociations bilatérales avec les États-Unis ou la Chine, par exemple. Dans le contexte actuel, certains acteurs nationaux sont tentés d’envisager la possibilité de faire défection : le Mercosur serait alors un écueil, ou pire, une imposition.

Leçons et options pour éviter l’effondrement

Comme indiqué ci-dessus, il existe une base conceptuelle et empirique importante dans la discipline des relations internationales pour expliquer l’effondrement des organisations internationales. Ces analyses démontrent la nécessité de combiner les explications analytiques qui se concentrent sur les facteurs exogènes (tels que les changements environnementaux déclenchés par une transition de pouvoir internationale ou une dépression économique mondiale) avec une explication qui se concentre sur les caractéristiques institutionnelles internes. Les chocs exogènes érodent de nombreux processus d’intégration, mais ils ne mettent pas en danger toutes les organisations internationales de la même manière. En effet, les études de cas illustrent les différentes voies de la dissolution organisationnelle et soulignent ainsi la difficulté de formuler une seule « grande théorie » de la désintégration. Néanmoins, il est possible de tirer quelques leçons de l’expérience des organisations qui se sont dissoutes ou qui sont entrées dans une situation de paralysie totale. Les références internationales sont fondamentales.

Une première leçon est qu’une organisation internationale peut succomber au stress environnemental d’un choc externe si elle ne génère pas suffisamment d’anticorps ou d’autodéfense et que ses membres sont enclins à répondre afirmativement aux exigences d’acquiescement des grandes puissances, comme dans le cas de l’Inde et du Pakistan au sein de la SAARC susmentionnée. Les forces centrifuges du conflit entre les États-Unis et la Chine peuvent accroître une sorte d’ « unilatéralisme périphérique concessif », entraînant des alignements divergents et une méfiance incontrôlée entre les membres. Il existe donc suffisamment de preuves que l’internalisation des rivalités mondiales peut être dysfonctionnelle et contribuer à provoquer, raviver ou exacerber les conflits régionaux et bilatéraux. En ce sens, une divergence totale en matière de politique étrangère peut être contre-productive car elle alimente des coalitions antagonistes au détriment de l’intégration. Les dirigeants de l’Argentine et du Brésil sont-ils conscients de cette alternative dissociative si chacun décide d’oublier la logique stratégique vitale qui a permis la création du Mercosur il y a 30 ans ?

"Une divergence totale en matière de politique étrangère peut être contre-productive car elle alimente des coalitions antagonistes au détriment de l’intégration. Les dirigeants de l’Argentine et du Brésil sont-ils conscients de cette alternative dissociative si chacun décide d’oublier la logique stratégique vitale qui a permis la création du Mercosur il y a 30 ans ?"

BERNABÉ MALACALZA ET JUAN GABRIEL TOKATLIAN

Une deuxième leçon concerne le risque posé par la moindre densité des liens transnationaux, la réduction de l’interdépendance économique, les insuffisances des infrastructures physiques, la persistance d’asymétries non corrigées, la faible volonté ou capacité d’innovation et d’insertion dans les chaînes de valeur régionales des entreprises, ainsi que la fragilité sociale découlant de la faible participation des citoyens aux projets communs. À titre d’exemple, il est possible, comme l’affirme l’internationaliste Andrew Moravcsik à propos de l’UE, que même un effondrement de l’euro ne mette pas en péril l’intégration. Toutefois, les répercussions d’un tel événement donneraient sans aucun doute un élan massif aux mouvements anti-européens à travers le continent et nécessiteraient un effort collectif colossal et soutenu de la part des élites pro-européennes pour éviter une possible spirale de désintégration.

Ce dernier point pourrait-il se produire avec le Mercosur ? Sommes-nous aujourd’hui dans un terrain plus fertile pour les Merco-contestataires et avec moins d’incitations pour les Merco-compromis ? Il convient de noter que le commerce bilatéral entre l’Argentine et le Brésil a augmenté cette année, mais cela ne semble pas suffisant. Les efforts actuels pour régénérer le tissu productif régional pourraient être vains si la mise en place d’un nouveau récit de décollage productif centripète n’est pas considérée comme une tâche prioritaire, tout en faisant face aux tendances centrifuges d’une transition intense du pouvoir international et d’une mondialisation économique marquée par les « guerres commerciales », la montée du protectionnisme et le raccourcissement et la délocalisation des chaînes de valeur mondiales pour des raisons géopolitiques.

Enfin, une troisième leçon est que les vacillations politiques découlant de la valeur différente que chaque gouvernement accorde à l’intégration peuvent éroder la cohésion et préparer le terrain pour la désintégration. Selon le chercheur en sciences sociales et politiques Karl Deutsch, un système est intégré dans la mesure où, en vertu de la cohésion entre ses membres, il peut faire face aux contraintes et aux tensions, supporter les déséquilibres et résister aux divisions. L’expérience de l’échec de la Société des Nations, qui a connu une période de gloire prometteuse entre 1924 et 1929, en est une illustration. Pour des raisons propres à chaque pays, les gouvernements et l’opinion publique informée des pays occidentaux ont hésité à lui accorder de l’importance pendant la période 1934-38, ce qui a gravement porté préjudice à l’institution. Le président Franklin D. Roosevelt, dans un célèbre discours de 1937, a appelé à la « mise en quarantaine des opposants », mais ni les élites ni les sociétés ne l’ont soutenu.

"Nous croyons qu’une large participation des citoyens — politiciens, hommes d’affaires, travailleurs, ONG, syndicalistes, universitaires, scientifiques, communicants, artistes, femmes, jeunes, etc. — est indispensable pour retrouver l’idéal intégrationniste argentin-brésilien et une relance franche du Mercosur"

BERNABÉ MALACALZA ET JUAN GABRIEL TOKATLIAN

Un processus d’intégration tend à s’affaiblir sans l’unité des pays qui le composent, l’amalgame de valeurs partagées, de loyautés envers des engagements acquis et une volonté de supranationalité. Y a-t-il une prise de conscience généralisée dans les pays du Mercosur — notamment en Argentine et au Brésil — de ce que pourrait signifier la fin de la volonté politique de le préserver et de le réajuster ? Est-il possible que les gouvernements s’engagent dans le vide en abandonnant le Mercosur uniquement en vertu d’un raisonnement conjoncturel et motivés par l’espoir présumé que tout le monde sera mieux sans le Mercosur ?

Il ne s’agit plus de s’adapter — trop peu, trop tard et trop régulièrement — aux circonstances pour permettre simplement au Mercosur de survivre en marge, mais plutôt de la nécessité d’un effort, surtout de la part de l’Argentine et du Brésil et au niveau officiel, pour sauver et réactiver le sens stratégique de cet accord, qui en est à sa trentième année d’existence. Dans ce contexte, il est urgent, en complément naturel de ce que font les gouvernements au pouvoir, de stimuler et de développer la diplomatie citoyenne. Nous entendons par diplomatie citoyenne celle dans laquelle des groupes non gouvernementaux projettent innocemment un rôle complémentaire à celui de l’État, se chargent d’un dialogue légitime avec différents homologues à l’étranger et déploient des alliances innovantes avec les sociétés civiles d’autres nations.

En ce moment, nous croyons qu’une large participation des citoyens — politiciens, hommes d’affaires, travailleurs, ONG, syndicalistes, universitaires, scientifiques, communicants, artistes, femmes, jeunes, etc. — est indispensable pour retrouver l’idéal intégrationniste argentin-brésilien et une relance franche du Mercosur.